L'espace transnational des compositeurs contemporains

Sur le site du Monde, on trouve un intéressant article sur les compositeurs de musique contemporaine qui partent de la France pour s'établir aux Etats-Unis et profiter des avantages que leur offre le système universitaire américain - des rémunérations conséquentes, surtout par rapport à la France, et de meilleures conditions de travail. Sans surprise, le parallèle est fait avec la "fuite des cerveaux", c'est-à-dire le départ des scientifiques français vers les mêmes destinations pour des raisons apparemment similaires. Les choses sont cependant un peu différentes.


L'article évoque le cas de plusieurs musiciens, sans donner de statistiques précises. Mais on peut supposer que le monde des compositeurs contemporains est suffisamment petit pour que les quelques départs évoqués soient significatifs. Il est facile d'y voir une expression de la mondialisation : les espaces nationaux se trouvent connectés par une forme de marché qui permet aux individus de se déplacer entre eux plus facilement. Il est d'ailleurs notable que, dans le cas de certains de ces musiciens, il ne s'agit pas simplement du passage d'un espace à l'autre, modèle classique de l'immigration/installation, mais plutôt d'un déploiement de leur activité sur les deux espaces, jusqu'à jouer avec leurs frontières :

Le compositeur français regrette également que la vie aux Etats-Unis n'influence en rien son mode de composition. L'essentiel de son activité de compositeur se déroule toujours en Europe. N'ayant guère l'occasion de faire jouer ses oeuvres en Amérique, il se définit comme un "réfugié économique de luxe".

A San Francisco, la communauté française est assez fournie, et l'université apparaît, en musique, comme un tremplin pour Paris. D'ailleurs, chaque année, des étudiants de Berkeley obtiennent une bourse pour aller étudier dans la capitale française. Certains suivent le cursus d'informatique musicale de l'Institut de recherche et coordination acoustique-musique (Ircam), rebaptisé par eux " prix de Paris".

On peut les rapprocher des entrepreneurs transnationaux décrits par Alejandro Portes dans son article "La mondialisation par le bas" (Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 129, n°1, 1999) : ceux-ci déploient une activité qui se jouent des frontières, en jouant par exemple sur les différences de prix entre les Etats-Unis et leur pays d'origine, et produisant ainsi des "espaces transnationaux" dans lesquels ils circulent. La mondialisation n'est donc pas la simple création d'un espace "mondial" général, mais se structure dans des espaces plus limités, qui peuvent être différents d'une activité économique à l'autre et être plus ou moins hermétique. Ainsi, l'espace crée par les déplacements des musiciens n'est pas un marché mondial, mais un espace transnational limité, apparemment, à l'Europe et à une partie de l'Amérique du Nord.

Les raisons de ces déplacements sont essentiellement économiques, mais pas seulement en termes de salaires offerts, mais aussi d'opportunités de carrières : comme le rappelle Hughes ("Carrières", Le regard sociologique. Essais choisis, 1996), le temps consacré respectivement aux activités principales et accessoires sont des marqueurs significatifs des évolutions des carrières. Ici, ce que recherchent les musiciens, c'est un temps plus long à consacrer à ce qu'ils estiment être leur carrière principale - la composition - en limitant la place accordé à l'accessoire - l'enseignement. C'est d'ailleurs une situation typique des activités artistiques :

A 50 ans, il assurait dix-huit heures d'enseignement hebdomadaires dans un conservatoire municipal de la région parisienne (successivement Aulnay-sous-Bois, Le Blanc-Mesnil, Nanterre) pour un salaire moyen. Au Canada, il ne donne que neuf heures de cours par semaine avec une rétribution nettement plus élevée. Et, surtout, il a davantage de temps à consacrer à la composition. Son gagne-pain ne constitue plus une entrave à la création.

Jusque là, la ressemblance avec la "fuite des cerveaux" scientifiques est assez nette, et Pierre Gervasoni, auteur de l'article, ne manque pas d'y faire référence, tout comme ses interviewés : "Une véritable fuite des cerveaux, version musique, que Philippe Manoury considère "en tout point semblable à celle observée chez les scientifiques"". Il est cependant important de garder en tête que les marchés du travail sont largement structurés par les carrières des individus qui s'y trouvent : le raisonnement économique classique a tendance à faire du travail un bien plus ou moins homogène, sans se soucier de comment les individus arrivent sur ce marché, de quel a été leur parcours précédent. Or, ici, pour comprendre la mondialisation qui se joue, ces carrières sont fondamentales.

Les compositeurs concernés sont en effet, d'après l'article bien évidemment, des musiciens jouissant déjà d'une certaine reconnaissance, au moins dans leur espace national d'origine. Certains bénéficiaient même d'une reconnaissance déjà internationale, mais acquise à partir de la position nationale. La fuite des cerveaux "classique" est légèrement différente : si elle peut également concerner des scientifiques déjà accomplies, les Etats-Unis ont aussi eu pour caractéristique d'attirer de jeunes chercheurs, en début de carrière, pendant ou après leur doctorat. Ce n'est pas le cas, du moins d'après l'article ici commenté, pour les musiciens : le départ à l'étranger, et spécifiquement vers les postes universitaires d'Amérique du Nord, apparaît plus comme une forme de consécration d'une carrière déjà bien engagé, même si loin d'être terminée - les âges donnés dans l'article tournent autour de 35 et 40 ans. Autrement dit, ce n'est pas n'importe qui parmi les compositeurs qui part et pas dans n'importe quelles conditions. A ce titre, les points de départs des carrières, c'est-à-dire le lieu où les individus font leur formation et leurs "premières armes" gardent une importance fondamentale : si la France forme de futurs compositeurs, ceux-ci en garderont la trace même s'ils partent à l'étranger.

Si on prend en compte ces deux caractéristiques de l'espace transnational des compositeurs de musique contemporaines - à savoir le maintien d'une activité entre et donc sur les deux espaces nationaux, celui de départ et celui d'arrivé, d'une part, et le fait que "l'expatriation" n'intervienne que pour des individus déjà bien avancé dnas leur carrière - la situation est bien différente de celle de la "fuite des cerveaux". En tout cas, il ne faudrait pas aller trop vite en disant que la France perd la main en matière musicale. Comme souvent dans la mondialisation, les espaces nationaux et les Etats sont loin de disparaître et de se fondre dans un grand ensemble global.

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