Portrait de la crise en arnaque professionnelle

C'est un fait bien connu : il suffit d'un joli costume et de beaucoup d'assurance pour mener à bien une arnaque. Ou pour faire le buzz, comme on dit joliment désormais. C'est grosso modo ce qu'a fait Alessio Rastani dans une désormais médiatiquement célèbre prestation télévisée sur la BBC (vidéo après le saut). Ni vraiment trader, ni tout à fait imposteur, le bonhomme a en tous cas fait sensation. Le saisissement qui en ressort tant dans les médias que dans le grand public nous permet de donner une lecture pas totalement inintéressante de la crise et des discours qui l'entourent : et si, finalement, tout cela ne servait, comme le dit Erving Goffman, qu'à "calmer le jobard" ?


Rastani, le trader qui "priait" pour la... par asi

Rapidement colportée sous le nom de "trader qui rêve de la crise" ou de "trader qui dit la vérité", l'intervention d'Alessio Rastani a été rapidement considérée comme "trop belle pour être vraie". Les attitudes qui ont présidé à son commentaire ont varié entre la satisfaction de certains d'y trouver enfin la confirmation de ce qu'ils pensaient déjà sur les traders mais dont ils n'arrivaient pas toujours - et n'arrivent toujours pas - à convaincre, et l'incrédulité des autres - et parfois des mêmes - de voir quelqu'un tenir un discours aussi choquant : rêver d'une crise qui mettrait des quelques millions de personnes dans la mouise, excusez du peu.

Contrairement à ce qui a pu se dire ici ou là, il ne semble pas que le personnage soit un véritable imposteur, du moins dans le sens que l'on donne par exemple aux interventions des Yes Men, premiers soupçonnés d'ailleurs : sa démarche ne semble pas relever de l'acte militant ou critique. Il est même possible qu'il soit convaincu de ce qu'il dit. En même temps, il n'est pas non plus vraiment un trader pur sucre : il semble qu'il s'agisse d'un petit indépendant sur les marchés financiers, mettant en jeu son argent dans l'espoir de récolter le pactole, et qu'il ne soit pas forcément très doué pour cela. On est loin du trader qui amasse des millions à tours de bras et roule en BMW cc avec trois danseuses de clip de R'n'B sur le capot (le mythe du trader n'est pas franchement féministe). C'est sans doute cette position très dominée dans le champ de la finance qui lui permet de répondre à des journalistes dans des termes qui cadrent bien peu avec les pratiques dominantes, sans doute aussi parce que le désir brûlant de rejoindre les cénacles de la haute finance le pousse à surjouer ce qu'il pense devoir être le comportement d'un "vrai" trader - le grand sociologue Robert K. Merton aurait parlé de "socialisation anticipatrice".

Mais revenons aux réactions suscitées par la vidéo : de quoi relève le saisissement qu'a provoqué l'absence d'ambiguïté de ses déclarations ? Par contraste, le crudité du message délivré fait apparaître combien les déclarations généralement faîtes autour de la crise économique ont un caractère rassurant, combien, même lorsqu'elles annoncent des temps difficiles à venir, entre rigueur et sacrifices, elles lissent les choses et les relations en promettant que, si les efforts nécessaires sont consentis, tout rentrera dans l'ordre. En un mot, combien elles nous incitent à accepter les pertes auxquelles nous sommes confrontées, soit qu'elles soit inévitables, soit qu'elles soit passagères.

Erving Goffman appelle cela "calmer le jobard" ou, en version originale, "cooling the mark out". Il emprunte l'expression à l'argot des arnaqueurs, lesquels lui fournissent un cadre théorique pour étudier la façon dont les individus font généralement face à une perte. Dans une arnaque (confidence game ou con game), nous dit-il, la victime - le jobard - fait face à une importante perte. Celle-ci ne consiste pas seulement en quelques milliers de dollars prélevés par les "opérateurs", elle est également un coup porté à son moi (self) : il se croyait suffisamment malin et intelligent pour profiter de l'opportunité financière, du "coup qui ne pouvait rater", de "l'affaire du siècle" que lui proposait l'arnaqueur, et il découvre qu'il est le dindon de la farce. Le problème, pour les arnaqueurs, c'est que que le jobard peut, du coup, comme le cave, se rebiffer : il peut aller voir la police ou se montrer violent, et leur poser plein de problèmes. D'où la nécessité, souvent, que l'un des opérateurs de l'arnaque se charge de le calmer : s'étant fait passer pour son ami, il reste avec lui pour s'assurer qu'il ne se livre pas à ce que ses partenaires considéreraient comme une bêtise.

Calmer le jobard, c'est l'amener à accepter sa perte : comme le dit joliment Goffman, il reçoit une leçon de philosophie de l'échec ("the mark is given instruction in the philosophy of taking a loss"). Ce qu'il faut, c'est lui permettre de "sauver la face", face qu'il a perdu dans l'opération. Il s'accordait une certaine valeur sociale, un ensemble de propriétés valorisées par lui et par les autres - sa "face" - et il se rend compte qu'il ne l'avait pas ou qu'il ne l'a plus et que d'autres le savent. Cette perte peut le conduire à des actions dérangeantes pour les opérateurs s'il cherche à la reconquérir par la force ou par le droit. Le calmer peut alors consister à lui permettre de cacher sa perte ou lui fournir une nouveau set de propriété, une nouvelle face qu'il pourra présenter aux autres. On peut lui expliquer que les affaires ne sont pas faites pour lui ou qu'il a appris une précieuse leçon qui lui sera fort utile dans l'avenir par exemple.

Ce que nous dit Goffman, c'est que, dans la plupart des situations où le moi de l'individu est violemment menacé, où une perte importante vient déstabiliser le statut qu'occupait l'individu ou qu'il pensait occuper, bref dans la plupart des situations où il y a un jobard, il existe des individus ou des institutions dont le travail spécifique est de le calmer, de lui faire accepter sa perte avec un minimum de dérangement, et surtout sans menacer les autres ou le système qui l'a amené là où il est. Face à la perte d'un emploi, face à un repas au restaurant qui ne satisfait par les désirs du client ou encore face à l'annonce d'une mort prochaine, le moi de l'individu est déstabilisé : il perd la face, c'est-à-dire ce qui, à ses yeux, faisait sa valeur auprès des autres (son identité professionnelle, son statut de client qui ne s'en laisse pas compter, sa bonne santé...). Des directeurs de ressources humaines, des spécialistes de la reconversion professionnelle, des serveurs, des médecins, des prêtres et d'autres encore vont alors se charger de lui pour essayer, avec succès ou non, de le calmer, soit en préservant son identité (on écoutera avec attention la plainte du client) ou en lui en proposant une nouvelle.

La plupart des discours politiques et économiques qui encadrent aujourd'hui les différentes crises qui se succèdent sous nos yeux relèvent de cet exercice de style : il faut beaucoup de monde - journalistes, éditorialistes, hommes politiques, économistes proclamés ou professionnels, lobbyistes de tout poil, financiers de tout crins, traders de toutes formes... - pour calmer des jobards qui ne sont pas moins en grand nombre. On peut se rassurer en disant que ce n'est pas la première fois. Les années 80 avaient déjà été le théâtre d'une telle activité, sans grande subtilité il faut bien le dire, et si la forme est moins explicite et dramatisée, elle n'en est pas moins prégnante :


Montand "La crise? Mais quelle crise?" par boudzi

La crise a amené des pertes économiques nettes pour un grand nombre de personnes, et il convient d'aider ceux-ci à accepter leurs nouvelles conditions avec le plus de calme possible ou du moins sans qu'ils ne menacent trop directement les autres. Il faut donc leur faire endosser un rôle qui conviennent à leur nouveau statut : pourquoi celui des cigales qui, ayant dansé tout l'été, se trouvent fort dépourvues lorsque la crise fut venu... Et voilà donc des pays à qui l'on explique qu'ils doivent expier leurs excès passés en leur tentant le manteau du pénitent. D'autres ont cru, parfois avec enthousiasme, aux promesses de la financiarisation de l'économie, et à ceux-là, il faut expliquer qu'ils ne se sont pas tromper, qu'au contraire, ils doivent encore garder confiance dans le système même si celui-ci a été sérieusement secoué.

On aurait tort cependant d'interpréter ces analyses journalistes ou économiques, ces tribunes, débats, annonces, promesses, discussions et autres comme de simples manipulations des masses. Il n'est pas sûr, en effet, qu'elles aient un effet aussi puissant que l'on pourrait le penser, ne serait-ce que parce que bon nombre d'entre elles sont à l'usage quasi-exclusif des plus protégés, plus susceptible de les lire, les entendre et plus encore d'y croire, plutôt que des plus affaiblis. Mais calmer le jobard ne sert pas seulement au jobard, mais aussi aux arnaqueurs :

"The cooler protects himself from feelings of guilt by arguing that the customer is not really in need of the service he expected to receive, that bad service is not really deprivational, and that beefs and complaints are a sign of bile, not a sign of injury"
(Traduction : Celui qui calme le jobard se protège lui-même des sentiments de culpabilité qui pourraient l'assaillir en se disant que le client n'avaient pas vraiment besoin du service qu'il espérait recevoir, qu'un mauvais service n'est pas vraiment une perte, et que les jérémiades et les plaintes sont le signe d'un mauvais caractère, pas d'un mauvais service).

Autrement dit, l'activité qui consiste à calmer le jobard n'a pas seulement pour fonction de limiter ou de contrôler les dégâts faits au moi du jobard, mais également de prévenir ceux qui pourraient affecter celui des opérateurs. Répéter que la crise est un accident de parcours, le fait de quelques traders peu consciencieux et non-représentatifs - souvenons-nous du mouton noir Kerviel -, ou encore de la mauvaise gestion et de l'avidité des populations met à l'abri d'une remise en cause plus générale, de la même façon que les arnaqueurs pouvaient se dire que le jobard était plus victime de sa propre avidité que de la leur. Cette rationalisation est renforcée, dans le cas qui nous préoccupe, par l'ensemble des justifications et des principes de justice qu'offre l'idéologie du marché à ses hérauts.

Reste que les choses ne sont pas si simples. Les discours généralement portés sur la crise ont pour fonction d'en faire accepter les pertes par ceux qui en sont victimes. Mais qu'en est-il de celui d'Alessio Rastani ? Sans discuter des intentions inaccessibles du personnage, sa nature n'est peut être pas si différente. Il autorise une narration de la crise qui n'est pas moins susceptible d'en calmer certains : il permet à tout un chacun d'endosser les habits de victime d'un petit groupe d'arnaqueurs professionnels, les traders. Ce sont eux qui apparaissent comme trop avides, trop désireux d'en avoir toujours plus, ce sont eux qui ont eu des comportements exagérés, inacceptables, immoraux. Autrement dit, nous pouvons ainsi sauver la face : la crise, c'était eux, pas nous. Or, comme le sous-entend Goffman, si les arnaques sont un business aussi courant aux Etats-Unis, ce n'est pas par hasard :

"The con is said to be a good racket in the United-States because most Americans are willing, nay eager, to make easy money, and will engage in action that is less than legal in order to do so"
(Traduction : l'arnaque à la confiance est réputée être un bon business aux Etats-Unis parce que la plupart des Américains souhaitent gagner de l'argent facilement - pour ne pas dire qu'ils en sont avides - et son prêts à s'engager dans des activités bien peu légales pour y parvenir)

Faire comprendre au jobard qu'il est la victime de personnes mal intentionnées ou de forces qui le dépassent est aussi un moyen très sérieux de le calmer en le déchargeant de toute responsabilité dans l'affaire. C'est une méthode qui a été utilisée plus d'une fois en matière politique ou économique. Donner un visage au bourreau peut faire oublier trop facilement tout le système qui l'autorise à mener sa basse besogne. Ici, il n'est pas impossible que donner un visage au trader maléfique, s'il soulage quelque peu les victimes, fasse également disparaître tout ce qui, dans chacun de nous, ressemble terriblement à ce qui se passe aux sommets des grandes banques, ce que Karl Polanyi appelait la "mentalité de marché".
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4 commentaires:

TheSocialScientist a dit…

Article très intéressant comme d'habitude, qui a le mérite de présenter à nouveau la théorie de Goffman sur le jobard (qui permet aussi de comprendre certaines des erreurs de Sarkozy, notamment sur son traitement des mouvements sociaux).

Deux petites critiques cependant.
Rien ne semble valider que ce trader avait véritablement l'intention de calmer le jobard avec son intervention. L'analyse que vous proposez par Merton est sur ce point assez convaincante. Du coup, votre analyse générale semble un peu prise dans une forme de fonctionnalisme naïf.
Par ailleurs, l'effet final peut tout aussi bien être inverse en réveillant le jobard se sentant véritable dindon de la farce du système financier, et ainsi, favoriser sa mobilisation.

Denis Colombi a dit…

Effectivement, rien ne permet de connaître les intentions de Rastani, mais cela je le signale bien. Quant au fonctionnalisme, je pense que l'on peut constater qu'un discours rempli une fonction sans tomber dans le travers de dire qu'il est produit pour remplir cette fonction ou que la "société" a besoin que cette fonction soit remplie.

Jay Livingston a dit…

la mauvaise gestion et de l'avidité des populations met à l'abri d'une remise en cause plus générale, de la même façon que les arnaqueurs pouvaient se dire que le jobard était plus victime de sa propre avidité que de la leur.

"Blaming the victim" -- l'expression était inventée, je crois, par William Ryan dans une livre du même titre qui s'agit des autres problèmes (la pauvreté aux EUA), mais on trouve plusieurs autres endroits ou elle s'applique aussi bien.

(Comme toujours, excusez-moi de mon pauvre français.)

Denis Colombi a dit…

@Jay Livinsgtson : c'est tout à fait ça. Il y a sans doute une généalogie à faire là-dessus.

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