La dernière des classes sociales (1)

Pierre Maura nous a parlé, le temps de deux notes fort intéressantes, de « l’aristocratie foncière ». Il y présente le « retour des classes sociales » à la Chauvel : après une période où l’individualisme et l’égalisation des conditions défait les classes sociales et leurs luttes, le développement des inégalités redonne à celles-ci une nouvelle épaisseur, à la fois objective et subjective [1]. Les classes moyennes se divisent alors peu à peu entre ceux qui, faute de patrimoine, se retrouvent en « chute libre » et ceux qui, par le jeu de la solidarité familiale et des avantages fournis par l’origine sociale, parviennent à maintenir ou à améliorer leur situation.




Il en profite pour nous remettre un peu de Marx dans sa première note. Et il a bien raison. Marx n’a pas spécialement bonne presse en ce moment – le blog d’éconoclaste charge régulièrement les économistes marxistes. Pourtant, à tout point de vue, Marx était un génie, au sens le plus classique du terme. Certes, son économie a vieilli. Mais on aurait tort de ramener le penseur allemand à un simple critique de l’économie classique ou même au « dernier des classiques » (marronnier de concours, désolé). Marx, il faut le rappeler, avait conçu un projet beaucoup plus vaste : celui d’une critique radicale du monde, de son époque, et plus généralement de la modernité [2]. Ayant critiqué l’idéalisme puis la religion, il identifie le problème de l’aliénation et des idées fausses – l’idéologie – que celle-ci produit. Il en tire très logiquement comme conclusion que si la réalité est aliénante, il faut également critiquer cette réalité :

« Voici le fondement de la critique irreligieuse : c’est l’homme qui fait la religion, et non la religion qui fait l’homme […]. Mais l’homme, ce n’est pas un être abstrait […], c’est le monde de l’homme, c’est l’Etat, c’est la société. Cet Etat, cette société produisent la religion, une conscience renversée du monde, parce qu’ils sont eux-mêmes un monde renversé » [3]

Voici donc la première de quelques notes éparses consacrées au penseur allemand. J’essaierais de traiter de différents aspects de sa pensée en fonction de l’actualité qui se présente – j’attend en particulier une occasion de vous parler de sa conception du changement social. Pour l’instant, je voudrais aborder la question des classes sociales.

Pour cela, je vais en appeler à un ouvrage qui a une importance particulière pour moi, puisque ses auteurs sont pour beaucoup dans ma « conversion » (ou socialisation secondaire à la Berger et Luckmann [4]) à la sociologie – un épisode chevaleresque que je vous conterais un jour, si vous êtes sages. Il s’agit de Sociologie de la bourgeoisie de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, le premier ouvrage de sociologie que j’ai lu, et que je viens de relire dans sa dernière et récente édition [5]. C’est leur utilisation du concept marxien de classe sociale, dans le dernier chapitre de l’ouvrage, qui me pousse à écrire cette note.

En effet, dans cet ouvrage, le couple de sociologues s’intéresse à une autre aristocratie que celle que nous évoque Pierre Maura : la grande bourgeoisie, celle des Rothschild et des François Pinaud, des nobles et des anoblis, des têtes couronnées et des grandes dynasties d’entrepreneur façon de Wendel.

J’en entend déjà qui ricanent au fond : qu’est-ce que ces vieilles familles ridicules peuvent bien avoir d’intéressant à l’époque des stock-options, des subprimes et des marchés tout puissants ? Et bien, c’est justement là tout l’intérêt du travail de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot : pendant que les classes moyennes se divisent et se recomposent, que les classes populaires sont plus anomiques que jamais, la grande bourgeoisie demeure la plus puissante et la plus mobilisée des classes sociales. Explications.

1. Le pouvoir au travers de la ville

La grande bourgeoisie n’est que rarement sous le feu des médias, ce qui n’est pas le cas des marchés financiers, traders, et autres grands managers aux golden parachutes mirobolants. Il y a pourtant un espace qui permet de très facilement juger de son pouvoir et de sa domination : celui de la ville.

En effet d’un point de vue sociologique, la ville n’est pas cet espace de mélange et de mixité sociale qu’essayent de décrire certains discours idéologiques, mais une combinaison de division spatiale entre groupes – les quartiers sont « spécialisés », souvent économiquement – et de cohabitation, parfois conflictuelle, entre ces mêmes groupes.

« Que les villes d’aujourd’hui soient ou non marquées par la polarisation, les catégories sociales vivent dans des univers urbains différents : la ville des cadres n’est pas celle des ouvriers, ni celle des étudiants ou des personnes âgées. On peut donc dire que les positions spatiales traduisent des positions sociales et agissent sur les représentations et les pratiques des habitants » [6]

De la même façon qu’ils s’intéressent facilement aux hoquets de la bourse, les médias aiment s’étendre longuement sur les banlieues difficiles, quartiers de relégations des exclus et des stigmatisés. Ce faisant, ils oublient facilement l’envers du problème : s’il y a des quartiers de relégations, c’est qu’il y a des quartiers bourgeois, chics, qui produisent cette relégation. En effet, la sociologie urbaine montre que tout mouvement de ségrégation est avant tout un mouvement d’agrégation : les populations qui quittent certains quartiers les abandonnent, par « évaporation », à ceux qui n’ont pas le pouvoir de partir.

Or, un fait commence à être plutôt bien documenté en sociologie : si on s’intéresse à l’homogénéité sociale dans les villes françaises, ce n’est pas dans les quartiers populaires qu’elle est la plus forte, mais dans les quartiers chics. Eric Maurin avait déjà avancé ce résultat [7] en le reliant à un mouvement général de « séparatisme social ».

« L’une des formes les plus spectaculaires de ségrégation est en effet celle qui éloigne les personnes les plus riches – matériellement comme culturellement – de toutes les autres. Si l’on définit comme "salariés aisés" ceux dont les rémunérations sont parmi les 10% les plus élevées (soit, en 1999, plus de 3500 euros net par mois), on constate qu’ils se concentrent dans leur très grande majorité dans une toute petite minorité de voisinages. Près de la moitié des quelques 4000 petits voisinages explorés par l’enquête Emploi ne comptent quasiment aucun salarié aisé, soit trois fois plus que ce que l’on observerait en l’absence de ségrégation territoriale, c’est-à-dire si les salariés "aisés" étaient équitablement répartis sur le territoire » [7]

On le retrouve également dans un ouvrage récent de Marco Oberti consacré à la question de la carte scolaire – je vous en parlerais peut-être plus longuement par la suite [8].

De ce point de vue, la grande bourgeoisie dispose d’un important pouvoir sur l’espace, qui se manifeste de deux façons. Tout d’abord, par sa capacité à transformer son espace social pour que celui-ci lui garantisse un « entre-soi » marqué. Dans toutes les villes du monde, la bourgeoisie habite des quartiers prestigieux, à l’écart de tout désagrément. Ce pouvoir est d’autant plus fort qu’il garantit au grand bourgeois de toujours se retrouver parmi les siens, ce où qu’il voyage dans le monde :

« Dans tous les pays du monde, les riches vivent à l’écart, préservés des promiscuités indésirables. Au Maroc, à Casablanca, sur la colline d’Anfa, dans un quartier de prestige isolé du reste de la ville, la fortune peut se montrer sans la retenue qu’exige ailleurs l’omniprésence d’une profonde misère. Cette concentration de la bourgeoisie, dans les mêmes quartiers et les mêmes clubs de loisirs, favorise des mariages socialement très endogamiques » [5]

Cet « entre-soi » est à la fois la marque du pouvoir de la bourgeoisie et un moyen de conserver celui-ci : en favorisant les mariages dans un cercle restreint – et de « bonne famille » - la classe sociale que constitue la grande bourgeoisie garantit que la fortune économique et symbolique ne quitte pas les frontières étroites du groupe. De plus, les relations qui découlent de cette proximité spatiale – et qui constituent ce que l’on appelle le capital social – fournit un puissant facteur de réussite économique : contacts dans les milieux économiques, soutien d’une richissime parité, circulation d’une information économique importante, etc.

Ce pouvoir se donne à voir également dans des cas extrêmes, comme les gated communities, où la bourgeoisie s’avère capable de s’approprier un quartier entier d’une ville. C’est le cas par exemple de la villa Montmorency, dans le 16e arrondissement de Paris :

« Elle est inaccessible au promeneur : gardée avec efficacité, il est hors de question d’en franchir les grilles sans y avoir été autorisé par l’un des habitants, ce que le personnel, à l’entrée, contrôle soigneusement. […] La villa abrite une vie mondaine et assure un entre-soi presque comparable à celui que l’on peut trouver dans un cercle. Si les règles de la cooptation ne jouent pas de manière systématique, le règlement interne est suffisamment dissuasif pour éviter de réels problèmes de voisinage.

Les propriétaires et le personnel se montrent d’une très grande discrétion sur les noms des habitants. Par la presse, on sait que Vincent Bolloré et Corinne Bouygues [qui semble aujourd’hui vivre en Suisse, NDR] demeurent dans la villa. Le Bottin mondain permet de vérifier la présence de familles de la noblesse ou de l’ancienne bourgeoisie » [5]

Le pouvoir se donne à voir également dans la capacité à transformer l’espace où l’on s’installe. Dans le cas de la grande bourgeoisie, cela passe notamment par ce que Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot appelle la « griffe spatiale » [5]. L’installation de la grande bourgeoisie dans des quartiers qui lui sont dédiés attire immanquablement des commerces de luxes et des entreprises désireuses d’obtenir un « effet d’adresse », le gain commercial que fournit une adresse prestigieuse. Cette capacité à marquer fortement un espace est bien un signe de pouvoir. C’est le cas de la Place Vendôme et du 8e arrondissement de Paris :

« Place Vendôme, les pierres précieuses ont supplanté les familles nobles qui habitèrent dans ces demeures construites à la fin du règne de Louis XIV, ans une des premières grandes opérations immobilières de la capitale. […] Ceci se lit clairement dans les évolutions démographiques saisies par les recensements : la population du 8e arrondissement, celui des Champs-Elyssées, passe de 108 000 habitants en 1891 à 39 000 en 1999, alors qu’à la même date 163 000 personnes y travaillent » [5]

Cependant, la multiplication des commerces entraîne finalement le départ des grandes familles de la bourgeoisie, désireuse de conserver leur entre-soi, loin des mouvements pendulaires que provoque l’activité économique. Là encore, le pouvoir de la bourgeoisie se manifeste puisque celle-ci s’installe toujours dans des quartiers spécialement construits pour elle.

Bref, si le pouvoir de la grande bourgeoisie n’apparaît pas au premier abord dans l’espace économique, il est tout à fait manifeste dans le cadre de la ville. Celui-ci ne fait qu’exprimer la puissance des fortunes qui caractérisent cette grande bourgeoisie. On peut imaginer sans peine comment celles-ci se retrouvent dans le monde économique, derrière les grands groupes et les grandes entreprises.


(J'expérimente avec cette note le saucisonnage de mes billets, afin de les rendre un peu moins décourageant à lire. La suite est prête, je la posterais en deux épisodes supplémentaires demain et après demain. Dites-moi ce que vous en pensez !)



Bibliographie :

[1] Louis Chauvel, « Le retour des classes sociales », Revue de l’OFCE, 2001.

[2] Pascal Combemale, Introduction à Marx, 2006.

[3] Karl Marx, Thèses sur Feuerbach, 1845.

[4] Peter L. Berger, Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité, 1963.

[5] Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, 3ème édition, 2007.

[6] Yankel Fijalkow, Sociologie de la ville, 2004.

[7] Eric Maurin, Le ghetto français. Enquête sur le séparatisme social, 2004.

[8] Marco Oberti, L’école dans la ville. Ségrégation – Mixité – Carte scolaire, 2007.


4 commentaires:

Anonyme a dit…

C'est comme dans "Lost"... ça s'arrête sur un suspens...

Denis Colombi a dit…

Je suis plutôt Prison Break... Sans vouloir gâcher le suspens, il y a quelque chose entre Michel et Monique, j'en dis pas plus...

Anonyme a dit…

à propos du saucisson, moi j'adore ça. C'est clair qu'on va plus facilement au bout... puisque c'est plus court.

Sinon moi je suis plutôt Dr House et toujours très Desperate Housewives. Et à ce propos je vous conseille la lecture de cette note d'un ancien camarade, lorsque j'avais encore le temps de militer pour la transformation sociale ;-)
http://laviedesidees.fr/Reconcilier-l-Amerique.html

Fr. a dit…

C'est comme Lost et Prison Break : c'est réussi !

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