Quand les sciences sociales changent le monde...

Sur l'excellent blog Quanti - un blog qui est parvenu à me faire installer R sur mon ordinateur mérite quand même d'être salué - Pierre Mercklé reprend quelques propos de François Dubet dans la non moins excellente émission de France Culture La suite dans les idées. Il y est question de la façon dont les progrès de la statistique ont changé notre façon de percevoir la société. En élargissant un peu le propos, on peut dire que ce sont les sciences sociales en général qui ont changé notre regard et, partant, la société dans laquelle nous vivons. Pas mal pour des disciplines que l'on taxe souvent d'inutiles....


Je suis très frappé par le fait que la sophistication des outils statistiques a fortement contribué à détruire cette représentation de la société. Je veux dire que quand vous avez une statistique relativement grossière - il y a des classes sociales, il y a des urbains, il y a des paysans -, le monde est à peu près clair comme dans un manuel de sociologie. Quand vous faites entrer des statistiques de plus en plus sophistiquées, que vous remplacez - c’est un peu technique - la simple corrélation par l’analyse de régression, etc., tout ce monde-là vous explose à la figure, et d’une certaine façon, la sociologie fabrique le miroir dans lequel on va se reconnaître.


Un point très intéressant dans le propos de François Dubet est contenue dans cette dernière remarque, qui traverse d'une façon générale toute l'émission de radio, et que j'espère retrouvé dans son livre (qui est sur ma liste de lecture, comme beaucoup d'autres) : "la sociologie fabrique le miroir dans lequel on va se reconnaître". Afin de rendre intelligible le monde, la sociologie va construire une représentation de celui-ci, de la même façon que toute science construit son objet. Elle contribue ainsi à la façon dont une société se perçoit elle-même, la façon dont elle prend conscience de son fonctionnement et, éventuellement, de ses problèmes.

Ce phénomène a déjà été mis en avant par Anthony Giddens, qui souligne que l'influence des sciences sociales, contraitement aux autres sciences, se fait essentiellement de façon diffuse. Les sciences sociales produisent des analyses et des outils théoriques (notions, idées, enquêtes...) qui sont reprises par des acteurs sociaux extrèmement divers qui vont modifier en conséquence leurs actions. Que l'on pense, par exemple, à la façon dont le terme "lien social" a été repris un peu partout, avec des usages plus ou moins heureux. De ce point de vue, on peut dire que la sociologie en général, que certains considèrent comme des passe-temps inutiles ou pénibles, ont déjà changé le monde : que l'on le veuille ou non, nous pensons tous, aujourd'hui, avec des concepts et des idées venus des sciences sociales. Lorsque journalistes et hommes politiques discutent "classes moyennes", on trouve en arrière plan toute une longue tradition sociologique.

Pour autant, il ne s'agit pas de dire que la sociologie invente ou construit de toute pièce la société : si on lui en donne les moyens - c'est-à-dire si on donne aux scientifiques les ressources et les contraintes nécessaires pour être des scientifiques - elle le fait suivant une certaine rigueur, une certaine méthode, de telle sorte qu'en sociologie on ne peut pas, normalement, dire n'importe quoi. Mais les analyses qu'elle va donner sont les outils avec lesquels les individus, tant les décideurs que les autres notons-le bien, vont pouvoir appréhender le monde. Plus significativement peut-être que les transformations des outils statistiques, les thèmes que la sociologie ne traitent pas apparaissent comme "invisibles" dans le débat public. C'est le thème d'un excellent article de Stéphane Beaud dans l'ouvrage collectif La France invisible : "Les angles morts de la sociologie française".

En attendant une enquête exhaustive sur ce thème, on peut dire que les travaux en sociologie couvrent très bien - on serait tenté de dire "trop bien" - les domaines qui correspondent aux "problèmes sociaux" du moment, c'est-à-dire construit comme tel par l'agenda politique et médiatique. Parmi les plus saillants : l'exclusion, l'immigration, les quartiers défavorisés, la délinquance juvénile, la déscolarisation, les familles monoparentales, la prise en charge des personnes dépendants, les formes du renouveau religieux, etc.


Si certains thèmes sont sur-investis, d'autres sont négligés. C'est parfois sur un seul et même objet que les manques se font sentir :

Or ce qui nous semble disparaître, c'est l'analyse attentive des conditions sociales d'existence des individus et des groupes sociaux. On prendra ici comme exemple la sociologie du logement et de l'habitat. D'un côté, les cités sont aujourd'hui "surenquêtées" mais elles le sont trop souvent sous l'angle de la sociologie de leurs habitants, du mode de cohabitation, de la sociabilité des jeunes, etc. Ainsi se trouve négligée toute la dimension institutionnelle, pourtant décisive, de ce que Jean-Claude Chamboredon appelle la "construction des populations", c'est-à-dire les différents mécanismes, complexes et subtils, d'attribution des logements sociaux, étape qui préconditionne l'étude du mode de sociabilité dans les quartiers d'habitat social.


D'autres thèmes, bien que centraux dans la société française, ne sont pas abordés par la sociologie. Stéphane Beaud cite notamment les banlieues pavillionaires et la consommation. Heureusement, depuis, ces manques ont été partiellement réparés : on pourra lire ainsi La France des "petits moyens" ou la synthèse de Nicolas Herpin et Daniel Verger sur la consommation.

Toujours est-il que l'orientation des recherches en sociologie, qui répond à une alchimie complexe entre les intérêts des jeunes chercheurs en fonction de leurs trajectoires sociales particulières, les demandes institutionnelles (et plus précisement les offres de financement) et la "demande sociale" professionnelle, médiatique et politique, contribue à construire une image de ce qu'est la société française. Il ne s'agit pas de dire que les recherches qui se portent, par exemple, sur les "problèmes sociaux" définis ainsi de façon extérieure à la sociologie sont illégitimes et devraient être abandonnées. Mais il faut se souvenir que la sociologie poursuit un double objectif : elle est à la fois informative et heuristique, visant à la fois à augmenter la quantité d'informations dont nous disposons sur notre monde et à donner une meilleure compréhension de ces informations. Le deuxième objectif peut être réaliser quelque soit l'objet, "petit" ou "grand", visible ou invisible, etc. Mais il ne faut pas laisser la sociologie s'enfermer dans une certaine forme de "demande sociale" : justement parce que l'on peut améliorer notre compréhension du monde quelque soit l'objet, elle doit pouvoir se tourner vers n'importe quel thème, n'importe quel objet, y compris ceux que les mondes politiques et médiatiques n'ont pas validé par avance.

Cependant, l'influence des sciences sociales ne peut pas se formuler de façon si générale : il est nécessaire d'en reconstituer les canaux qui lui permettent de devenir effective. Autrement dit, il faut savoir quels travaux sociologiques sont lus, par qui et avec quelles conséquences. Ce champ de recherche mériterait sans doute une attention plus forte, et une médiatisation plus large auprès des chercheurs, que ce qu'il en est actuellement.

Un autre article de La France Invisible, "La grande chasse aux idées" écrit par la journaliste Jade Lindgaard, donne quelques indications à ce propos. Elle s'intéresse en effet à la façon dont quatre candidats potentiels à la présidentielle de 2007 - Nicolas Sarkozy, François Bayrou, Ségolène Royal, Laurent Fabius - se situent par rapport aux sciences sociales et les utilisent. Outre une surreprésentation des intellectuels médiatiques, particulièrement auprès du candidat Sarkozy, il est notable que les lectures des hommes politiques s'orientent de façon assez homogène vers un petit nombre de titre : les quatre candidats citent la revue Le débat et la collection de la République des idées dans leurs idées. Plus précisement encore, tous disent avoir lu et apprécier Le Ghetto français. Les "canaux de transmission" entre les sciences sociales et la classe politique sont donc assez précis, et ne laissent pas forcément la place à l'expression de la richesse des premières. L'ouvrage d'Eric Maurin est un travail de qualité, mais qui est loin de rendre justice à la variété des approches en sociologie urbaine. On se souviendra aussi de l'influence du livre de Louis Chauvel, Les classes moyennes à la dérive, qui montre assez clairement comment les sciences sociales, au travers des think tanks qu'elles alimentent, peuvent orienter le regard des politiques vers un thème particulier.

L'influence n'est cependant pas mécanique : elle doit traverser certains filtres idéologiques préexistant. Par exemple, l'ouvrage de Maurin décrit un phénomène de ségrégation sociale généralisée relativement stable sur vingt ans. Mais entre son titre et les attentes du milieu politiques, c'est une lecture "catastrophiste", sur le thème du "tout fout le camp" qui a le plus souvent était privilégié. De même, ce passage concernant Ségolène Royal est assez révélateur des contraintes qui pèsent sur le monde politique :

Bernard Lahire, sociologue, se souvient encore ébahi d'avoir vu un jour, en 1998, la conseillère [de Ségolène Royal] débarquer dans son laboratoire de Bron, dans la région lyonnaise : "J'étais scotché qu'elle soit venue jusqu'au campus. J'ai parlé avec elle pendant trois heures et j'ai accepté son invitation à déjeuner avec Ségolène Royal. Le jour du repas venu, j'ai expliqué le problème que posait pour moi la notion d'illétrisme, formulation que je conteste, car je crois qu'elle ne correspond pas à un réel problème social mais qu'elle procède d'une interprétation mal construite qui nourrit une rhétorique érronée. Ségolène Royal m'a répondu : "j'ai très bien compris votre position. Mais je fais le constat qu'on ne peut plus laisser tomber ce terme". C'était à la fois subtil et désespérant politiquement. Elle rentrait complètement dans la logique que je dénonçais, celle qui consiste à utiliser un argument même s'il est faux, s'il peut emporter l'émotion des gens.


Sur un autre thème, le rôle des journalistes et des médias doit aussi être pris en compte, dans la mesure où ils sont médiateurs des sciences sociales, tant entre les scientiques et le "grand public" qu'avec le monde politique. Toujours dans le même ouvrage, Xavier de la Porte signe un article sur les destins médiatiques de deux catégories de la population : les "travailleurs pauvres" et les "bobos". Si les premiers n'ont été "découverts" que tardivement dans le monde médiatique, les seconds, malgré leur absence totale de pertinence sociologique (revendiquée par le créateur du terme qui plus est !) ont très vite adopté et mis à toutes les sauces. Il faut dire qu'ils correspondaient assez bien à l'expérience quotidienne des journalistes, particulièrement ceux de Libération, qui ont donc repris le terme avec d'autant plus d'empressement. Inutile de dire qu'à partir de ce moment-là, il est d'autant plus facile pour les thèmes et problématiques qui se rattachent à cette catégotie - par exemple, le souci écologiste pris dans ses petits gestes quotidiens - de "passer en politique". Au contraire, les analyses socioligiques les plus sérieuses sont mises de côté parce qu'elles ne cadrent pas avec la perception immédiate des journalistes, peu enclins, dans ses cas-là, à prendre en compte les idées qui leur déplaisent :

"J'aime beaucoup le travail du sociologue Bernard Lahire, explique Annick Rivoire [journaliste à Libération] qui a bien montré que les anciennes catégories ne fonctionnaient plus [où l'on voit qu'elle n'a strictement rien compris au travail de Bernard Lahire...]" Elle ajoute : "En France on est encore dans les anciennes catégories. Pour faire mon papier, j'ai appelé Monique et Michel Pinçon-Charlot : ils n'étaient pas très convaincants, car, eux, travaillaient sur une catégorie ancienne, la très grande bourgeoisie" [où l'on voit qu'elle n'a soit pas lu soit pas compris le travail de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot]


Que nous apprennent au final ces différents exemples ? Essentiellement que toute société existe à deux niveaux : comme un ensemble de relations concrêtes d'une part, comme une représentation d'autre part. Plusieurs sociologues doutent aujourd'hui de l'existence d'une société comme correspondance relative entre les deux. C'est-à-dire une situation où la représentation d'une société comme totalité organisée est relativement partagée et est en mesure d'influencer les relations concrêtes. Bruno Latour a été le premier à aller dans cette voie, concluant, sans doute de façon rapide, que la notion même de "société" ne devrait pas être utilisée. D'autres, comme Luc Boltanski dans son dernier ouvrage, Rendre la réalité incacceptable, opère un certain retour à l'idée de société, considérant, par exemple, que l'existence de classes sociales est toujours une "cause à défendre", rejoignant ainsi la tradition de la sociologie critique, qui lie objectif de connaissance et souci politique. François Dubet propose lui de s'intéresser à la façon dont produit ses propres représentations. C'est sans doute la voie qui promet les plus grandes avancées sociologiques, et la meilleure façon d'éclairer notre connaissance du monde et de la modernité.

Mais plus profondément, cela nous oblige à réfléchir à l'utilité des sciences sociales : celle-ci ne peut se faire que de façon médiée, c'est-à-dire que les sciences sociales sont capables de véritablement "changer le monde" - ou, au moins, la société - à partir du moment où elles sont rappropriées par d'autres acteurs que les scientifiques. Et cela plaide, de façon peut-être contre-intuitive, pour leur indépendance. Lorsqu'elles sont guidées par des considérations trop politiques, orientées vers les "problèmes sociaux" que les agendas politiques et médiatiques définissent, elles contribuent à "invisibiliser" certains phénomènes ou à en survaloriser d'autres. C'est en laissant les chercheurs labourer le plus grand champ possible, sans exclusive a priori, que l'on a le plus de chances de les voir découvrir quelque chose de véritablement utile. Cela implique également que l'on ne limite pas non plus par avance les réponses possibles. Comme le disait Weber, la science doit d'abord nous apprendre à accepter des réponses qui nous déplaisent.

Premier point à signaler : la tâche primordiale d'un professeur capable est d'apprendre à ses élèves à reconnaître qu'il y a des faits inconfortables, j'entends par là des faits qui sont désagréables à l'opinion personnelle d'un individu; en effet il existe des faits extrêmement désagréables pour chaque opinion, y compris la mienne. je crois qu'un professeur qui oblige ses élèves à s’habituer à ce genre de choses accomplit plus qu'une oeuvre purement intellectuelle, je n'hésite pas à prononcer le mot d'« oeuvre morale », bien que cette expression puisse peut-être paraître trop pathétique pour, désigner une évidence aussi banale.

Au final, je ne peux m'empêcher de conclure en paraphrasant Gaston Bachelard lorsque celui-ci disait que la science était utile parce que juste et non juste parce qu'utile. Il en va de même pour les sciences sociales : si elles nous font parfois "exploser le monde à la figure", comme le dit François Dubet, il ne faut surêment pas le prendre mal. C'est dans ce genre de situation, lorsque les certitudes vacillent ou s'écroulent, que l'on a le plus de chances d'apprendre quelque chose.

4 commentaires:

Yannick anguir a dit…

Bonjour, je suis en Terminal ES, je veux aller à la Fac de Sociologie l'an prochain mais mes parents, mes professeurs et mêmes mes amis me déconseillent vivement d'aller dans cette filière "totalement bouchée". Ce qui me plait dans la sociologie est justement le fait de comprendre les mécanismes sociaux pour permettre un travaille sur soi, pour parvenir à un éventuel changement... J'ai adoré votre article en tout cas, merci! C'est la première fois que je lis un article qui me parle autant.
Est-ce que vous avez des lectures à me conseiller sur ce sujet?

Denis Colombi a dit…

Concernant le choix de la fac de socio, je ne peux pas m'engager sans connaître votre parcours. Un seul conseil, celui que je donne à tous mes élèves : avant de choisir une filière, demandez-vous dans quoi vous voulez travailler. Puis trouver le master correspondant, regardez les conditions d'admissions et choisissez votre licence en conséquence. Bref, partez de la fin et remontez vers le début.

Une lecture simple : Peter Berger, Invitation à la sociologie.

Yannick anguir a dit…

Je suis en train de lire "invitation à la sociologie" et c'est super!! C'est vraiment agréable à lire tout en étant rigoureux!!! Merci beaucoup

Popylen a dit…

Bravo pour cet article. Je crois beaucoup au développement de la sociologie dans les années à venir. Je pense qu'elle peut apporter un renouveau à un certain nombre de disciplines qui tournent en rond comme le marketing, la communication ou le management. Mais comme vous le dîtes très bien, il faudra que des passerelles se créent entre le monde professionnel et le monde universitaire ; et entre les disciplines. La socio a beaucoup à apporter à l'entreprise, dans ses pratiques qui s'essoufflent. Je ne désespère pas de la voir enseignée de façon sérieuse et approfondie dans les écoles de gestion, de commerce et de management. Nos jeunes en ont besoin pour mieux se guider dans le monde qui les attend. j'ai salué votre article sur mon blog http://alphasociologie.blogspot.com/p/demain-la-place-de-la-sociologie.html

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